
📆 Sortie : 28 février 2025
💿 ACT 8010-2 — CD / Double vinyle / Digital
🎤 Enregistré en concert à l’Illipse (Illingen, Allemagne), avril 2024
✍️ Chronique détaillée
Avec Living Ghosts, le Michael Wollny Trio propose un album résolument hors-norme : une immersion sensorielle, un voyage narratif intense qui défie les codes traditionnels du disque de jazz.
À une époque dominée par les formats courts, les morceaux calibrés pour les playlists et la logique de zapping permanent, Living Ghosts prend résolument le contrepied. L’album ne se compose pas de titres à écouter isolément, mais de quatre longues séquences musicales, véritables “chapitres vivants” où la matière sonore circule librement. Une démarche qui réclame une écoute attentive, entière, et qui en retour offre un véritable bain d’émotions.
Ce projet est né d’un concert enregistré en avril 2024 à Illingen, et c’est précisément cette dimension scénique – organique, imprévisible, viscérale – qui donne à Living Ghosts toute sa puissance. Le trio formé de Michael Wollny (piano), Eric Schaefer (batterie) et Tim Lefebvre (contrebasse électrique) atteint ici un niveau rare de cohésion et de liberté. Leur complicité, forgée au fil d’une décennie de collaboration et de centaines de concerts, leur permet de créer une musique en perpétuel mouvement, où chaque fragment, chaque motif est susceptible d’engendrer une nouvelle narration.
👻 Des "fantômes" musicaux qui prennent vie
Le titre de l’album – Living Ghosts – prend tout son sens lorsqu’on comprend la manière dont le trio travaille. Les morceaux joués ne sont pas de simples reprises de leur répertoire passé : ce sont des apparitions, des fantômes vivants de compositions précédentes, notamment issues de Ghosts (2020) et Weltentraum (2014). Ces fragments surgissent, s’étirent, se transforment, se fondent les uns dans les autres comme des souvenirs qui refusent de rester figés.
Wollny parle de ses concerts comme de "séances musicales", où les esprits des anciens morceaux viennent hanter le présent, parfois brièvement, parfois en s’imposant au fil de longues digressions. Il ne s’agit pas de recréer le passé, mais bien d’explorer l’instant, d’y puiser une matière nouvelle, vivante, libre.
🎼 Une forme ouverte, sans filet
La structure de l’album elle-même reflète cette volonté d’échapper au cadre : pas de setlist figée, pas de tonalité imposée, pas de début ni de fin définis. Ce qui compte, c’est le flux. Le trio entre en scène sans savoir exactement ce qui va émerger, et ce pari sur l’improvisation totale donne à leur musique une tension rare, une énergie presque dramatique.
On retrouve dans ces longues fresques des bribes de thèmes familiers – parfois un motif rythmique, parfois une ligne mélodique – mais l’attention est constamment sollicitée par les changements de textures, de dynamiques, de climats. C’est une œuvre qui évolue, s’ouvre, se replie, respire.
🎹 Trois voix, un souffle
Michael Wollny, figure majeure du jazz européen, est ici au sommet de son art. Son jeu allie virtuosité sans ostentation, lyrisme contenu et curiosité sonore constante. Il explore le piano comme un orchestre miniature, naviguant entre les influences classiques, le jazz, la pop alternative, la musique contemporaine et même la tradition romantique allemande. Rien n’est hors de portée, tout est intégré de manière organique.
À ses côtés, Eric Schaefer, fidèle complice depuis plus de 20 ans, se distingue par un jeu de batterie singulier, fait de contrastes extrêmes : silences suspendus, claquements bruts, textures bruitistes, grooves asymétriques. Il sait aussi bien accompagner que provoquer, pousser que retenir. C’est un batteur-conteur, au service de la dramaturgie collective.
Enfin, Tim Lefebvre, dont la basse électrique devient ici une voix à part entière, offre un ancrage mouvant mais solide. Fort de ses expériences éclectiques (de David Bowie à Donny McCaslin), il apporte à la musique une assise groovy, parfois rock, parfois planante, et surtout une palette sonore impressionnante – effets, saturations, delay, textures électro-acoustiques.
🌊 Une expérience immersive
Living Ghosts s’écoute comme on lirait un roman ou comme on regarderait un film sensoriel : il faut s’y abandonner, accepter de ne pas tout comprendre, de ne pas tout identifier. Et c’est précisément ce qui rend l’expérience si forte. À chaque écoute, de nouveaux détails surgissent : une modulation inattendue, un dialogue subtil entre cymbale et piano, un crescendo imperceptible devenu soudain torrentiel.
L’album incarne cette idée précieuse que la musique improvisée n’est pas seulement une forme d’expression libre, mais une forme de narration vivante, capable d’absorber le passé, d’explorer le présent, et d’esquisser des futurs encore inconnus.
🎧 Conclusion
Avec Living Ghosts, le Michael Wollny Trio signe un album audacieux, exigeant, mais d’une richesse inouïe. C’est une œuvre qui refuse les formats, les limites, les attentes. Elle demande du temps, de l’écoute, de l’attention – mais elle le rend au centuple.
Dans un monde musical souvent guidé par la rapidité et la fragmentation, cet album fait figure de manifeste : celui d’une musique libre, incarnée, qui revendique sa complexité et son mystère. Une musique de l’ombre et de la lumière, des souvenirs et du présent, des fantômes… bien vivants.